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Trump et la modernité radicale

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Par Valérie Harvey, doctorante en sociologie à l’Université Laval et auteure

Nous étions tous sous le choc mercredi devant la victoire imprévue de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Comment était-ce possible que les Américains aient donné les clés du pays à un homme ouvertement raciste et sexiste? Comment peut-on en arriver à détester suffisamment une élite pour élire un homme pourtant né millionnaire? Je propose d’élargir le regard en utilisant la sociologie.

Nous vivons dans une époque de chiffres. On aime ce qui se compte, et donc les sciences exactes. On a l’impression que les nombres donnent de la légitimité. Quand l’économie se plaque sur des analyses mathématiques complexes, on se sent en contrôle. L’ère du quantitatif a pourtant des failles. Les chiffres des sondages n’ont servi à rien, les analyses scientifiques des sciences politiques non plus (comme le démontre le dernier Québec Science). Il faut parfois s’attarder à ce que les gens expriment pour comprendre un mouvement social. Ce sont ceux qui étaient sur le terrain (Rafael Jacob, Michael Moore) qui ont saisi les chances véritables de Trump.

Le sociologue britannique Anthony Giddens a écrit en 1990 un livre qui a été traduit en français sous le titre Les conséquences de la modernité. Un ouvrage d’un autre siècle qui expose pourtant toutes les tensions auxquelles nous faisons face présentement. Loin de croire que les technologies avaient ouvert la porte à une nouvelle ère, la fameuse « post-modernité », Giddens plaidait plutôt que nous faisions face à une radicalisation de la modernité, une phase « aigüe » où toute la planète en subissait les conséquences.

Au moment où Giddens écrivait cet ouvrage, les sociétés occidentales vivaient depuis une décennie les politiques néolibérales de Thatcher et Reagan. Démolition de l’État-Providence, affaiblissement des syndicats, mises à pied, traités de libre-échange, augmentation du coût de l’éducation… Ce fut le début de la remontée des inégalités. Les riches sont devenus de plus en plus riches. Les pauvres sont restés pauvres, même s’ils travaillaient. Et ça s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui.

Giddens mentionne que le pouvoir politique local est devenu impuissant devant l’alliance des pouvoirs internationaux, à la fois militaires, économiques et idéologiques (pensons à la sacro-sainte mondialisation). Pour les populations qui vivent les conséquences de ces transformations, c’est la fin de la foi dans le progrès.

Que nous reste-t-il? Les selfies, les réseaux sociaux, le repli sur notre petit monde. Évidemment, Giddens ne le dit pas ainsi. Mais il tombe pile en nommant le « souci de la réalisation de soi, qui n’est pas une simple défense narcissique contre un monde extérieur extrêmement menaçant, sur lequel les individus ont peu d’emprise, mais aussi en partie une appropriation positive des circonstances dans lesquelles les influences mondialisées empiètent sur la vie quotidienne ».

Giddens termine son livre avec un chapitre effrayant intitulé « À bord du camion furieux » où il énumère ce qui nous menace. Les « risques majeurs de la modernité » sont le développement du totalitarisme, l’effondrement des mécanismes de la croissance économique, les catastrophes écologiques et les conflits de grande ampleur. Sur notre planète, combien de ces points sont déjà des réalités?

Que représente Trump dans cette vision pessimiste de Giddens? Il est la dernière chance, l’espoir d’être entendu. Trump n’est pas seulement le fruit de la frustration d’une large part de la société américaine, il est aussi les conséquences de son désespoir. Comme Bernie Sanders l’a fait pour d’autres, Trump a parlé à la classe moyenne, il a refusé de jouer les règles du jeu de l’establishment (et il a d’ailleurs été publiquement renié par bon nombre de Républicains), il a tenu tête devant le mépris des médias… Ses mensonges, répétés ad nauseum, étaient des petites lumières d’espoir où l’homme de bonne volonté possède encore un certain pouvoir. Comme dans ces contes où la détermination du petit viendra à bout de l’arrogance du roi tout-puissant.

Trump, c’est David contre le système Goliath, même si le président désigné est fait de carton-pâte et de paillettes. Ce fut le seul à cogner à la porte et à dire que tout redeviendra possible. Il avait les bons mots, ceux capables de redonner le pouvoir de rêver. Alors on a laissé entrer le loup. Et n’attendez pas le sauveur : il y a bien longtemps que le bûcheron a perdu sa job.


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